Il y a plus d’un demi-siècle, fringant élève de l’École Polytechnique, je me suis trouvé une passion pour le « développement » de ce qu’on appelait alors « les pays sous-développés ». Dans ma tête, il s’agissait essentiellement d’aider les ex-colonies françaises d’Afrique Noire à trouver leur propre voie au « développement » et sortir de la misère. Ainsi pour mon premier travail professionnel, je me suis retrouvé en 1964 au volant d’un pick-up 403 Peugeot à parcourir les pistes sablonneuses du sud du Tchad. Il s’agissait de mener une enquête démographique et de déplacer des enquêteurs de village en village pour remplir des questionnaires. Imaginez un peu le choc culturel que ce fut pour moi de croiser une jeune femme, crâne rasé, labret d’ivoire au menton, vêtue d’un seul caleçon, fumant une pipe et portant sur la tête une énorme calebasse pleine de mil. Ou encore d’apercevoir une des dernières «négresses à plateau » aux lèvres distendues par des disques larges comme une soucoupe (lèvre supérieure) ou une assiette (lèvre inférieure). Neuf mois et 20 000 kilomètres plus tard, j’avais des doutes sérieux sur ce que je croyais savoir, mais ma vocation de « développeur » n’était pas annihilée.

De circonstance en événement, de hasard en opportunité, de pays en territoire, de séjour long en mission courte, j’ai continué ma carrière de consultant international, comme travailleur indépendant le plus souvent. Mes expériences ont été très souvent intéressantes, quelquefois passionnantes, mais rarement utiles selon mes propres critères de moins en moins conformes à la doxa dominante sur « la croissance ».
Plusieurs fois j’ai tenté de sortir de cette contradiction entre le mercenariat pratiqué et mes convictions. A chaque fois, je m’apercevais que les éventuels employeurs n’étaient intéressés dans mon CV que par la partie « consultant international ». J’ai continué dans cette voie, volens nolens, cahin-caha, jusqu’à ma retraite en 2003.

Dégagé des obligations alimentaires, j’ai enfin pu poser ma valise et capitaliser mes expériences, mes rencontres, mes lectures passées. Une rencontre personnelle avec Serge Latouche m’a donné un élément-clé pour reconstruire une pensée cohérente autour de l’objection de croissance.
Par exemple la pratique que j’avais eu au Mexique au début des années 70 de la modélisation des systèmes dynamiques - utilisée par l’équipe Meadows et son équipe dans le modèle fondateur « Halte à la Croissance » - s’emboîtait parfaitement avec les propos d’Ivan Illich - que j’avais une fois croisé à Cuernavaca - et dont j’étais devenu un lecteur assidu.
Ou encore une étude, en France cette fois-ci, sur la consommation d’électricité des ménages (hors chauffage) et qui avait abouti à réduire d’une unité le programme démentiel de centrales nucléaires vers la fin des années 70, répondait à mon exploration de l’architecture solaire, notamment avec un congrès passionnant à Amherst, dans l’état du Massachusetts.
Toutes mes expériences m’écartaient de façon radicale du développement fut-il « durable », de  la croissance fut-elle « verte », et autres fantasmes, pour me centrer sur la promotion de la « décroissance ». Je considère maintenant celle-ci comme la fusion entre une nécessité physique (diminuer la consommation de biens matériels pour éviter d’atteindre les limites de la planète) et une option sociétale (promouvoir la sobriété heureuse dans un contexte convivial, une plus grande égalité entre classes sociales et entre nations, une démocratie participative).
Vous noterez que dans le premier cas, il s’agit bien de limites physiques, autrement dit de se soumettre aux lois implacables de la thermodynamique. Oublier ces limites entraîne inéluctablement des catastrophes.
Dans le deuxième cas, il s’agit de limites humaines, une notion que les Grecs anciens nommaient hubris, c’est-à-dire la transgression des limites. Quand l’individu ou la société en était atteint, autrement dit quand il ou elle dépassait les limites, les dieux se chargeaient promptement de le rappeler à la réalité en le punissant sévèrement.
Vous noterez tout aussi bien que notre société ne veut pas entendre parler de limites. Elle aurait même tendance à glorifier le dépassement ou la transgression.

Ma première œuvre « littéraire » a consisté à rédiger une sorte de biographie personnelle que je viens d’évoquer ici. Elle a été publiée en 2012 sous le nom de « La décroissance ou le chaos. Parcours d’un consultant international ». Le titre principal était un peu fallacieux, puisqu’il éclairait tout aussi bien le second livre, également publiée en 2012. Le titre en était « Préludes à la transition. Pourquoi changer le monde ? » En fait, je m’efforçai de donner un peu de chair à l’idée de la décroissance, en insistant sur l’expérience du « mouvement de la transition » initiée à Totnes (Angleterre) en 2006 par Rob Hopkins. Ce mouvement, dont on utilise d’ailleurs parfois sans vergogne le mot central « transition », connaît depuis lors un développement viral, surtout dans les pays anglo-saxons. Enfin mes propres expériences militantes depuis ma retraite ont permis d’affiner, de préciser, d’élargir, de critiquer le sujet dans un troisième livre de 2014 « Vers une société désirable. La décroissance ou comment éviter l’inéluctable ».
Mes propres missions professionnelles sur le terrain m’ont depuis longtemps montré la distance entre la réalité concrète et le rapport justificatif commandé par les autorités. Ne voulant plus cacher ce qui déplaît, j’ai pris une nouvelle habitude : celle d’examiner un peu en dessous des analyses parfois complaisantes et des descriptions parfois euphoriques, même pour des activités que j’estime «décroissantes ». Ce qui m’oblige à être toujours critique, sans pour autant être cynique.

Retour